Gauvin de Banville
L'équipage incertain au rythme claudiquant
Martèle le pavé d'un bruit de fer clinquant;
Il s'avance harnaché de haubert et de heaume
Dans son fief délabré envahi de fantômes.
Il passe sous la nue, solitaire et blessé,
Sur son cheval boiteux, la poitrine affaissée;
La mort dans l'âme, triste et le pas cahotant,
Il revient au pays par un soir de gros temps.
Victorieux, certes, oui, mais sans palme à son front;
Trop d'outrages ont terni l'éclat de son fleuron.
Trop de sang répandu avec un zèle odieux,
Trop de vies enlevées au prétexte de Dieu.
Jérusalem fut mise à sac pour son salut.
Le massacre et l'effroi y furent absolus.
Au cri de Dieu le veut, de tous les sarrasins,
Hommes, femmes et enfants, il n'en resta pas un.
Gauvin le chevalier de croisade est rentré
Mais son âme est restée dans la ville éventrée.
Elle hante les rues s'efforçant de laver
La plaie ouverte à coups de pater et d'ave.
Le flot vermeil ruisselle au bas du Mont du Temple.
De là, croisé, dis-moi le dieu qui te contemple!
Le tombeau délivré est jonché de cadavres.
L'indulgence promise a-t-elle atteint son havre?
Ton fidèle écuyer et tes preux compagnons,
Frères d'armes et amis, tes cousins bourguignons,
Tous ceux que ton ardeur et ta foi entraînèrent
Ont perdu la vie, morts, de fièvre sanguinaire.
Est-ce que tout ce feu en valait la chandelle?
Du glaive de Baudoin ou du sabre d'Abdel
Lequel était tenu par une main divine?
Celui qui a causé davantage de ruine?
Écrasé par le poids de ses sombres pensées,
L'esprit du chevalier, à l'honneur offensé,
Égaré dans les rues de ce capharnaüm,
Cherche une issue nouvelle à la portée de l'homme.
Dans les soubassements du temple humain, il creuse
Et perce au plus profond la crypte mystérieuse.
Il entend résonner la voix d'Azim-le-Grand
Qui lui montre le jour qui se lève à l'Orient :
« Quand tu auras livré ta dernière bataille,
Que tu succomberas, vivant, sous la mortaille,
Seul, face à l'Occident et toute ta diabole,
Tu auras tout perdu mais gagné en symbole. »
Sur le coeur de sa dame, il a posé sa tête,
De coulpe agonisant. L'amour qu'elle lui prête
Dissout sa vieille armure; il dépose les armes
Et sort de son enfer dans un torrent de larmes.
Nettoyé à présent de toute son opprobre,
Sur un tertre sacré, le voilà, l'esprit sobre
Et la main sûre, en train de dessiner l'épure
D'une voûte brisée à l'arabesque pure.
Il projette une nef de pierre allant vers l'Est
Pour traverser la nuit sur l'océan céleste,
Et cueillir au matin le jour dans son berceau
Quand le soleil se lève à la proue du vaisseau.
De l'âme du guerrier un bâtisseur est né,
Vainqueur du vrai combat final qu'il a mené;
Celui qui donne au faix sa poussée magistrale
Comme la clef de voûte aux grandes cathédrales.
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